Apposition d’une plaque en hommage à Michel Rocard

Lundi 19 juin

Hémicycle de l'Assemblée nationale
Seul le prononcé fait foi

Messieurs les Premiers ministres,

Monsieur le Président,

Mesdames et messieurs les ministres,

Mesdames et messieurs les membres du Bureau,

Mesdames et messieurs les députés, chers collègues,

Mesdames, messieurs,

Il arrive qu’évoquer le passé signifie aussi engager le présent et l’avenir. Et c’est avec plaisir, mais aussi une grande émotion, que je vous accueille aujourd’hui pour célébrer Michel Rocard, le plus contemporain de nos grands anciens, le plus actuel de nos collègues défunts.

Michel Rocard… Un style, une voix, une promesse. L’un de ces engagés pour qui la politique n’était ni une carrière ni une routine, mais une mission, un idéal.

C’étaient les années 80, souvenez-vous : le Minitel et les envols d’Ariane, les premiers Restos du cœur et Renaud chantant « Société, tu m’auras pas… » 

Élu président de la République en 1981, François Mitterrand avait fait l’expérience d’une première cohabitation. À l’issue d’un duel haletant avec Jacques Chirac, il est réélu à la présidentielle de 1988 et dissout l’Assemblée nationale : des législatives ont lieu, une majorité relative sort des urnes, déjà.

À quelques mois près, je n’étais pas encore électrice… J’en enrage encore ! Ce fut en simple témoin que je vis défiler les scrutins, sur les écrans des cinq seules chaînes de télévision disponibles à l’époque, et que j’entendis nommer Michel Rocard au poste de Premier ministre. Ce fut sur les écrans que j’entendis des bribes de sa splendide déclaration de politique générale, dont Jean-Pierre Darroussin va tout à l’heure nous donner l’écho.

Le 29 juin 1988… C’était il y aura bientôt 35 ans. Un propos en avance sur la chronologie politique française, un discours qui annonçait la fin d’un bipolarisme stérile, un espoir incarné par cet homme intègre et droit qui confiait : « Je rêve d’un pays où l’on se parle à nouveau. »

Autour de ce socialiste qui n’hésitait pas à se dire social-démocrate, un nouveau monde politique se dessinait déjà.

Né le 23 août 1930, à Courbevoie, Michel Rocard avait connu la guerre, à hauteur d’adolescent. Sa mère, Renée, était directrice d’un foyer de jeunes filles. Son père, Yves, brillant professeur de physique à l’École normale supérieure. Résistant, celui-ci allait après-guerre devenir l’un des pères de la force de dissuasion atomique française.

Le jeune Michel est inscrit à l’École alsacienne. Élevé dans la foi protestante, il trouve un premier engagement chez les Éclaireurs unionistes. À 15 ans, ce scout découvre l’horreur : l’hôtel Lutetia, siège de l’Abwehr sous l’Occupation, est réquisitionné à la Libération pour accueillir les rescapés des camps de concentration et Michel Rocard fait partie des équipes bénévoles qui viennent leur porter secours.

Imagine-t-on, sur le marbre et les épais tapis, sous les lourdes tentures rouges du luxueux palace, ces ombres faméliques, ces échappés de la mort au regard éperdu, sous le choc d’épreuves indicibles ? Un spectacle que le jeune Rocard n’oubliera jamais, condamnant toutes les formes d’arbitraire et de violence.

Destiné par son père à une carrière scientifique, il choisit de s’orienter vers les sciences politiques ; au futur Premier ministre, sa famille coupe les vivres… Il doit travailler au laboratoire de l’École nationale supérieure pour financer ses études, et l’enfant de la bourgeoisie se venge en y adhérant aux idées socialistes : 
un simple tourneur-fraiseur, militant trotskiste, ancien des Brigades internationales, M. Bertin, lui donne en quelques mois une formation solide, alliant théorie marxiste et opposition ferme au communisme stalinien.

L’anticolonialisme, en ces années d’après-guerre, sera un autre de ses engagements. Membre de la Fédération nationale des étudiants socialistes, puis secrétaire général de cette organisation en 1954, Michel Rocard condamne la guerre d’Indochine, puis la guerre d’Algérie. 

En 1956, il intègre l’École nationale d’administration dont il sort inspecteur des Finances.

Sa promotion a beau se baptiser « Dix-huit juin », le retour au pouvoir du général de Gaulle n’est pas pour lui motif d’espérance. Envoyé en Algérie, il rédige secrètement un rapport sur les camps de regroupement, où des milliers d’indigènes sont parqués dans des conditions indignes. Révélé par la presse en 1959, ce document cause de tels remous que le Premier ministre de l’époque, Michel Debré, demande que Michel Rocard soit révoqué de l’Inspection des finances. Une mesure heureusement bloquée par un grand résistant, Edmond Michelet, alors ministre de la Justice. 

Le haut fonctionnaire n’est pas plus en phase avec la vieille SFIO de Guy Mollet, favorable au maintien du pacte colonial. Il milite donc au Parti socialiste autonome, qui devient en 1960 le Parti socialiste unifié.

Cette unification affichée n’empêche pas ce mouvement de rester pour le moins confidentiel. Critique du pouvoir et critique de l’opposition fondent une approche originale, percutante, inventive, mais très minoritaire dans le pays. Longtemps plus tard, Michel Rocard évoquera non sans nostalgie ce laboratoire politique où il fourbit son programme : « Le PSU, dira-t-il, m’a permis de vivre une existence extraordinaire mais purement intellectuelle, intègre et désintéressée, et pourtant marquée au sceau d’un constat d’échec enregistré électoralement : nous n’avons eu, au mieux, que quatre députés à la fois. »

À 37 ans, Michel Rocard prend la direction du parti. Battu une première fois aux législatives de 1967, il se présente de nouveau après la dissolution qui suit la crise de Mai-68.

Le PSU, alors, a pour soutien et figure tutélaire Pierre Mendès France, et c’est un beau passage de témoin qui s’opère, quand le vétéran de la Troisième République, le républicain élu député à l’âge de vingt-cinq ans, le combattant de la France libre, le président du Conseil de 1954 qui avait tenté de rénover la République de l’intérieur, soutient en 1968 la candidature du technocrate moderniste.

« Ce jeune haut fonctionnaire n’a pas hésité à renoncer à la mission importante qui lui avait été dévolue au sein de la Commission des comptes de la Nation. Alors que d’autres préfèrent les sécurités près du pouvoir, il a choisi de prendre une part active à notre combat pour une démocratie nouvelle et un socialisme moderne. En votant pour Michel Rocard, vous voterez pour la politique de renouveau et de progrès », écrit PMF sur le programme de son poulain.

Ce soutien ne suffit pas au candidat Rocard pour l’emporter, contre la vague gaulliste qui fait suite à la crise. Mais la politique est pleine de surprises puisque l’année suivante, une élection partielle lui permet enfin d’entrer à l’Assemblée nationale, où le jeune député PSU des Yvelines siège parmi les non-inscrits.

1969, c’est surtout la démission du général de Gaulle et l’élection présidentielle – la seule, en fait, à laquelle Michel Rocard a pu concourir, avec l’émergence de François Mitterrand.

« Vérité, justice, responsabilité » : sur ce slogan et sur cette base, il intervient sur les questions économiques et financières, quand il ne dépose pas des propositions de loi innovantes, comme celle du 4 octobre 1972 qui visait à permettre aux consommateurs de s’associer pour porter plainte contre des institutions ou des entreprises, sur le modèle des class actions anglo-saxonnes. Une proposition de loi transpartisane, au début de cette législature, lui a donné raison.

Aux législatives de 1973, il est battu. Avec une partie du PSU, il se rapproche du Parti socialiste refondé par François Mitterrand et en devient l’un des secrétaires nationaux. Aux municipales de 1977, il est élu maire de Conflans-Sainte-Honorine, dès le premier tour, sur un projet de « démocratie participative ». 

Le voici donc solidement ancré dans les Yvelines pour les législatives de 1978. Dans sa profession de foi, Michel Rocard synthétise habilement problématiques locales et nationales. Le candidat déplore que « ce qui faisait le charme de cette partie du département, ses forêts et la vallée de la Seine, a dû céder du terrain sous les coups d’un urbanisme sauvage mis au service des promoteurs et des profits capitalistes ». Partisan d’un « socialisme autogestionnaire », il combat « le pouvoir du capitalisme et ses firmes multinationales, les promoteurs sans scrupules et la tutelle étouffante de l’État ».

Là encore, dans le contexte des années 70, Michel Rocard marque sa différence : les questions environnementales le préoccupent autant que le problème de l’emploi, et l’étatisme à tout crin n’est pas la solution. Pour lui, la démocratie doit être plus diffuse et décentralisée, les citoyens doivent avoir leur mot à dire à tous les échelons, la France qu’il appelle de ses vœux est adulte et responsable.

Arrivé en tête au premier tour, d’un petit millier de voix contre le candidat gaulliste, il l’emporte au second tour, par 53 % des suffrages exprimés. Ce succès personnel ne suffit pas, toutefois, à renverser la majorité. La gauche, donnée favorite au plan national, reste dans l’opposition et Michel Rocard ne se fait pas que des amis dans son camp lorsqu’il déclare : « Un certain style de politique, un certain archaïsme sont condamnés. »

Il n’est pas toujours très payant d’avoir raison trop tôt. François Mitterrand, ses amis et ses alliés parviennent à conserver la main. Michel Rocard sera certes ministre d’État, ministre du Plan et de l’Aménagement du territoire de 1981 à 1983, ministre de l’Agriculture de 1983 à 1985, avant de redevenir député en 1986. Mais il faudra attendre juin 1988 pour que ce Premier ministre d’un style nouveau puisse donner sa pleine mesure.

En trouvant les voies du dialogue en Nouvelle-Calédonie d’abord – et c’est aussi en son hommage que j’ai tout récemment inauguré une salle Jacques-Lafleur-Jean-Marie Tjibaou au Palais-Bourbon.

En créant le revenu minimum d’insertion, voté presque à l’unanimité, aussi.

En faisant accepter la Contribution sociale généralisée, en faisant passer le budget de la Nation, en réformant La Poste et France Telecom, quitte à recourir à ce troisième alinéa de l’article 49 qu’il avait critiqué jadis et dont il fit un usage, au fond, constitutionnel et responsable.

À l’écoute des aspirations de la société civile, Michel Rocard a ouvert son gouvernement à des personnalités indépendantes et s’est attaché à rechercher des compromis : comme il le disait lui-même, « un amendement de la majorité n’est pas un crime de lèse-majesté. Un amendement de l’opposition n’est pas a priori illégitime ni dépourvu de sens national. »

Avec le précieux concours de Guy Carcassonne, son conseiller aux relations avec le Parlement, il construit des majorités à géométrie variable, obtenant alternativement et quelquefois conjointement le vote des centristes et des communistes.

C’est aussi Michel Rocard qu’on trouve à l’initiative de la conférence de La Haye, le 11 mars 1989 : elle réunit 24 chefs d’État et de gouvernement pour évoquer, enfin, la protection de l’atmosphère. Et c’est à raison de cette sensibilité écologique qu’il deviendra, plus tard, notre premier ambassadeur des Pôles.

Dernier dossier sensible auquel est associé le nom de Michel Rocard : la Corse. Il sut, là encore, avoir des mots forts pour se hisser à la hauteur des enjeux. Il porta ce territoire dans son cœur et, depuis sa disparition le 2 juillet 2016, ses cendres reposent à Monticello, en Balagne.

Il faudrait beaucoup plus de temps pour évoquer, de manière exhaustive, la vie et l’action de ce grand réformateur à qui nous devons beaucoup. La plaque que je vais bientôt dévoiler n’est qu’un modeste hommage à celui dont on pourrait dire, avec Milan Kundera : « Se souvenir de son passé, le porter toujours avec soi, c’est peut-être la condition nécessaire pour conserver, comme on dit, l’intégrité de son moi. »

Michel Rocard, l’intégrité faite homme, retrouve symboliquement sa place dans notre hémicycle et je vous remercie, pour lui, d’être présents ici à cette occasion.


 

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