Conférence européenne des présidentes et présidents de Parlement « Les défis de la démocratie représentative en période d’instabilité »

Jeudi 28 septembre

Dublin
Seul le prononcé fait foi

Monsieur le président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe,
Monsieur le président du Seanad Éireann,
Monsieur le président du Dáil Éireann,
Mesdames et messieurs les parlementaires, chers collègues,

C’est avec émotion que je prends aujourd’hui la parole devant vous, devant cette Conférence européenne des présidentes et présidents qui est, en quelque sorte, le Parlement des parlements.

En nous, l’idée démocratique s’incarne au plan continental, montrant à quel point, en deux siècles, elle rassemblé les nations européennes dans un idéal commun.

De ce point de vue, notre conférence semble donner raison à Victor Hugo, qui en 1849, faisait à ses concitoyens français et européens cette promesse visionnaire : « Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée législative est à la France ! »

Ce projet pacifique, démocratique et européen, tous les humanistes ont joint leurs efforts pour le réaliser concrètement. Et ensemble, aujourd’hui, nous pouvons constater tous les progrès accomplis.

Et pourtant !...

Et pourtant, la guerre continue de menacer la stabilité du continent depuis que l’agression russe en Ukraine l’a ramenée sur le sol européen.

Et pourtant, les inégalités persistent, les discriminations, les violences, menaçant de rompre le consensus social à travers nos peuples, déjà travaillés par les solutions trop simples des populistes et les schémas très alambiqués des complotistes.

Ajoutons la crise climatique qui suscite l’inquiétude et parfois la révolte des jeunes générations, la crise sanitaire dont nous sortons, la crise migratoire à laquelle nous nous efforçons de remédier par des solutions humaines, le retour de l’inflation avec un niveau toujours élevé de chômage : autant de motifs d’incertitude, autant de risques de déstabilisation

Dans ce contexte, il importe d’engager une réflexion de fond sur le fonctionnement et l’avenir de nos démocraties, nécessairement affectées par ces chocs. 

Par ses contre-pouvoirs, son organisation fondée sur le débat contradictoire et la raison, la démocratie constitue en elle-même un mécanisme de stabilité qui nous aide à surmonter les crises. Mais il est arrivé dans l’Histoire que des démocraties succombent à l’instabilité, et c’est un drame que nous ne voulons plus voir à l’avenir. 

La démocratie est-elle en crise aujourd’hui, ou est-ce le monde en crise qui déstabilise la démocratie ? Et de quelle démocratie parle-t-on ? Nos 46 pays, sur des principes analogues, ont bâti 46 constitutions différentes, traduisant la diversité de nos traditions politiques et de nos tempéraments nationaux.

Car la démocratie n’est pas une abstraction ni un concept de droit constitutionnel. Elle vit, à travers nos peuples, à travers les demandes et les espoirs de nos trois cents millions de concitoyens qui veulent prendre part au débat comme à la décision, qui souhaitent s’exprimer et être entendus, qui ont soif de débat et de réformes démocratiques.

C’est là un premier point, plutôt encourageant : les Européens ne demandent pas moins de démocratie ni moins de liberté, mais des formes renouvelées et modernisées de consultation, plus conformes à leur temps et à leurs questionnements. Sauf à laisser le populisme capter à son profit cette impatience démocratique, il est possible de renforcer le pacte démocratique en renouant avec nos concitoyens un nouveau pacte de confiance.

La confiance : tout est là ! C’est la grande question, qui recouvre une série de défis à relever.

Nous tous, parlementaires d’Europe, quand nous allons sur le terrain, nous sommes interpellés par des citoyens qui veulent savoir à qui et pourquoi ils délèguent cette précieuse parcelle de souveraineté qu’ils détiennent. 

En France, depuis presque quinze mois que je préside l’Assemblée nationale, j’ai multiplié les rencontres et les échanges directs avec les Français : pas seulement dans ma circonscription, mais en organisant des « permanences citoyennes » auxquelles chacun pouvait s’inscrire pour être tiré au sort, et en me rendant à une série de consultations à travers tout le pays, sous ce label : « Parlons démocratie ! ».

Or, quand on propose aux citoyens d’en parler, ils ont des choses à dire et c’est l’enseignement tiré de ces échanges que je voudrais partager avec vous.

Le premier défi consiste à réduire l’abstention, qui sape la légitimité même de nos assemblées. Suffit-il pour cela de rendre le vote obligatoire ? Il y a d’autres solutions, comme de synchroniser les scrutins pour en organiser plusieurs le même jour, comme le font par exemple nos amis suédois. Il faut surtout convaincre chaque citoyen qu’il a un rôle à jouer, que sa voix compte et sera entendue.

Et pour que nos concitoyens votent en confiance, pour qu’ils ne s’abstiennent pas ni ne se réfugient dans des attitudes purement protestataires, nous devons veiller à ce que la démocratie représentative soit vraiment représentative, c’est-à-dire qu’elle permette à chacun de se retrouver dans l’assemblée élue.

Cet enjeu de représentativité s’entend d’abord au sens politique, avec un véritable pluralisme, pour que l’ensemble des forces politiques soient représentées au Parlement et puissent s’y exprimer. Mon pays est l’un des rares à pratiquer le scrutin uninominal majoritaire, et nous réfléchissons, en France, à une évolution vers la proportionnelle, ou au moins une dose de proportionnelle, telle qu’elle se pratique dans les trois quarts des pays européens.

C’est une exigence de justice, en même temps qu’une garantie démocratique : car un parti qui siège au Parlement est obligé d’y faire publiquement des choix, au lieu de vivre dans le confort de l’ambiguïté.

Pour que la confiance règne, il faut également répondre au défi de la confiance dans le scrutin lui-même : une loi électorale compréhensible par tous, un dépouillement au-dessus de tout soupçon, avec la participation de scrutateurs bénévoles dont l’action doit être saluée et valorisée. Cela peut paraître évident, mais trop de fake news circulent et nous savons que les résultats mêmes d’un scrutin peuvent être parfois mis en doute. Le vote électronique, de ce point de vue, constitue un enjeu, mais doit s’entourer de toutes les précautions possibles pour sécuriser les machines à voter et parer les tentatives d’ingérence étrangère.

Au-delà des modes de scrutin, la représentativité doit aussi s’entendre d’une autre manière, indépendamment des groupes parlementaires et des étiquettes politiques : une assemblée paraîtra d’autant plus légitime qu’elle sera vraiment le reflet de sa population, au plan sociologique, au plan humain. C’est là le troisième défi que nous avons à relever. 

Oui, notre Europe moderne ne peut se projeter que dans des assemblées à son image, c’est-à-dire des assemblées féminisées, ouvertes aux jeunes, composées d’élus issus de tous les milieux sociaux.

Première femme présidente d’une assemblée parlementaire en France, je mesure la force du mot « féminisation » : celle-ci ne doit pas être simplement statistique ou de façade, elle signifie que des femmes accèdent dans nos assemblées, dans nos groupes, voire dans nos gouvernements, à des postes éminents de responsabilité.

Aujourd’hui, seul le Conseil général d’Andorre est parfaitement paritaire ; les assemblées d’Islande, de Norvège et de Suède sont toutes proches de cet objectif de parité. Mais en moyenne, les femmes ne représentent encore qu’un tiers des assemblées parlementaires d’Europe et seulement 30 % de nos chambres basses sont présidées par une femme. Nous avons donc, dans nos pays respectifs, le mien compris, des marges de progression considérables.

De même, l’ouverture à la jeunesse ne signifie pas simplement accueillir sur nos bancs quelques benjamins ou surdoués de la politique. Plus fondamentalement, il s’agit d’entendre et d’intégrer dans la délibération parlementaire les générations futures : celles qui s’abstiennent, celles aussi qui n’ont pas encore le droit de vote, mais à qui s’appliqueront les décisions de long terme prises aujourd’hui, et qui subiront le plus les conséquences des changements climatiques. 

La représentativité de nos assemblées tient aussi à nos relations de proximité avec les citoyens. Quel que soit leur milieu social, leur degré d’instruction, ceux-ci doivent avoir accès à leurs élus : directement, en prenant rendez-vous, en dialoguant, et aussi par les médiations multiples que nous apportent les nouvelles technologies. Chacun de nous sera d’autant plus représentatif qu’il aura pu entendre et comprendre un grand nombre et une grande diversité d’électeurs.

Concilier démocratie directe et démocratie représentative, tel est justement le quatrième défi que nous avons à relever. À cet égard, permettez à la représentante du Parlement français d’affirmer que nous ne devons pas craindre le référendum. Je ne parle pas de plébiscites qui viendraient amoindrir le rôle du législateur : je souhaite des référendums dépassionnés, organisés durant des journées de consultation qui permettraient de prendre le pouls de la population sur plusieurs questions précises, pour instituer une démocratie continue fondée sur le civisme et l’écoute. 

Afin que la démocratie soit au rendez-vous, nous devons encore surmonter un cinquième défi : veiller à l’exemplarité de nos assemblées. La corruption, au sens propre, est synonyme de pourrissement : elle détruit les bases mêmes de la démocratie et c’est pourquoi elle doit être combattue, et punie, sans complaisance. Par le contrôle, mais aussi par la présence d’un déontologue comme nous le faisons à l’Assemblée nationale française, nous devons tout faire pour garantir la parfaite probité des élus. Nous qui sommes intègres, désintéressés, dévoués à nos concitoyens, ne laissons pas quelques affairistes jeter le discrédit sur la sincérité de notre engagement.

Notre sixième défi est celui de l’efficience. Bien sûr, la démocratie est toujours renforcée quand le débat débouche sur des décisions qui changent concrètement, sensiblement la vie des citoyens. La démocratie ce n’est pas seulement la discussion, c’est l’action de tous au service de tous, dans le sens de l’intérêt général. De ce point de vue, la démocratie n’est pas moins efficace que les régimes autoritaires – où les décisions se prennent vite, mais sans concertation ni contrôle, ce qui a souvent des conséquences désastreuses.

Contrôler et évaluer l’action du gouvernement, c’est aussi veiller à ce que les citoyens puissent s’approprier les lois, en voyant que les politiques publiques modifient véritablement leur cadre de vie, améliorent leur condition de travail et leur sécurité, ouvrent des perspectives nouvelles à leurs enfants et petits-enfants. 

Enfin, nous savons bien que la démocratie n’est pas de génération spontanée : on ne naît pas citoyen, on le devient, c’est pourquoi notre septième et ultime défi est celui de l’éducation. Oui, il faut éduquer le futur électeur à respecter les valeurs fondamentales de la démocratie et à jouer activement son rôle de citoyen. C’est d’autant plus crucial aujourd’hui que les écrans tendent à isoler les jeunes dans une bulle, les rendant plus vulnérables aux fake news et aux croyances complotistes.

Contre la culture de l’individualisme, contre les tentatives de déstabilisation et de désinformation, nous devons donner une véritable éducation à la citoyenneté : elle se joue à l’école, mais nous pouvons aussi y contribuer par une politique d’ouverture de nos assemblées, à travers des exercices comme le Parlement des jeunes, des spectacles à portée pédagogique, des visites nombreuses, pour que les enfants et les adolescents sachent très tôt que le Parlement est aussi leur maison.

Pour conclure, je voudrais affirmer qu’une démocratie moderne est fondée sur des valeurs. Quelles que soit les circonstances, la majorité ne saurait opprimer la minorité, la loi ne saurait aller contre les principes fondamentaux qui nous unissent et grâce auxquels nous avons la garantie qu’elle ne sera jamais un instrument de discrimination ou de régression. Nos pays sont des États de droit. Nous, démocraties membres du Conseil de l’Europe, disposons à cet égard d’une sécurité extraordinaire : la Cour européenne des Droits de l’Homme, à laquelle je veux rendre hommage.

Nous fêtons cette année le 70e anniversaire de l’entrée en vigueur de la Convention européenne des droits de l’Homme et nous devons à celle-ci de nombreuses avancées dans la protection des droits fondamentaux. En cette période d’instabilité, alors que la Russie a fait le choix malheureux de se retirer de la Cour européenne des droits de l’Homme, cette voie de recours assure à l’ensemble de nos concitoyens que le législateur préservera un haut niveau de protection des droits fondamentaux dans le cadre de son action. C’est la plus haute garantie d’une confiance méritée, c’est la consécration de la loi et du droit contre toute tentative d’arbitraire ou de restriction des libertés.

Messieurs les présidents, mes chers collègues, nos démocraties ne craignent pas l’instabilité : elles ont vécu des jours difficiles, des heures noires, et se sont toujours relevées, tant qu’elles ont su inspirer confiance en leurs institutions et en la force de leurs principes.

Et puisque c’est à Dublin que nous voici réunis, je voudrais terminer en citant un descendant d’Irlandais, issu d’un certain Patrick McCartan réfugié en France à la fin du dix-septième siècle : je veux parler du général de Gaulle, fier du sang irlandais qu’il tenait de sa grand-mère maternelle, au point de terminer en visitant ce beau pays sa carrière politique.

Il disait ceci : « Il faut préparer la jeunesse à affronter les épreuves sans tricher et tâcher de la convaincre, s’il y a plusieurs issues dans les difficultés, qu’il ne faut pas choisir la voie la plus facile, mais, au contraire, la plus ardue : elle ne sera pas encombrée. »

Je vous remercie.
 

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